Talking Telematics est une série d'entretiens entre Philippe Moulin, CEO de DriveQuant, et des experts de l'assurance. Tous les sujets abordés dans ces échanges sont exclusivement liés à la télématique et aux avantages de la technologie pour le secteur de l'assurance automobile. L'interview qui suit est la transcription d’un podcast animé par Florian Graillot, VC chez Astoria.io, et Philippe Moulin, Directeur Général de DriveQuant. La transcription a été éditée pour faciliter la lecture. |
Florian : Dans cette interview, nous allons parler télématique. Parce que j'ai l'impression que c’est un sujet qui divise alors que c'est encore un marché de niche. Philippe, est-ce que tu peux me donner une définition de la télématique ?
Philippe : La télématique est la combinaison de l'informatique et des télécommunications. Dans le contexte assurantiel, l'assurance télématique fait généralement référence à l'assurance automobile. Il s'agit d’utiliser les données de conduite dans l’assurance auto.
Les assureurs exploitent les données de conduite pour personnaliser la prime d'assurance en se basant sur des indicateurs tels que les accélérations fortes, les freinages brusques, les virages dangereux et parfois même les dépassements de vitesse autorisée - dans les pays où la collecte de cette donnée est autorisée.
Aujourd'hui, il existe de nombreux services télématiques qui apportent une valeur bien plus large que la tarification personnalisable. Je pense par exemple aux programmes de prévention routière ou aux services d’assistance connectée comme la détection d’accident. Les données de conduite peuvent également être utilisées pour accélérer la gestion des sinistres. La télématique a donc un impact sur l'ensemble de la chaîne de valeur de l'assurance.
Ces dernières années, le terme "télématique" a été remplacé par l’expression "assurance connectée". Il existe des programmes d'assurance connectée très avancés, que ce soit aux États-Unis ou dans d'autres parties du monde, comme celui de l’assureur Discovery en Afrique du Sud.
Florian : Il y a quelques années, un assuré était obligé d’installer un boîtier télématique dans son véhicule lorsqu'il souscrivait à une police d'assurance télématique. C'était un véritable défi pour les assureurs. Cependant, maintenant que nous avons tous un smartphone dans la poche, les téléphones semblent en mesure de rendre obsolète ces dispositifs. Peux-tu nous expliquer brièvement les évolutions technologiques à l’oeuvre ?
Philippe : À ma connaissance, le premier programme d'assurance télématique a été lancé à l’aide de boîtiers connectés. Avec ces boîtiers, les assureurs et les assurés n'ont pas forcément accès aux données brutes qui sont collectées. Le boîtier a plutôt tendance à remonter des événements ou des indicateurs macroscopiques. Ce type de technologie est encore présente sur certains marchés bien spécifiques comme l'Italie.
C’est très utile pour retrouver des véhicules volés, par exemple. On dissimule les boîtiers dans le véhicule et le tour est joué. Le principal inconvénient de cette technologie est son coût : le coût de la technologie elle-même, avec la fabrication du boîtier, et les coûts d'installation. Il s'agit donc d’une solution pertinente uniquement sur des marchés spécifiques. Là où les primes d'assurance sont suffisamment élevées pour compenser ces coûts.
Les boîtiers OBD ont également gagné quelques part de marché. C’est une solution plus simple que les boîtiers connectés car ce type de boîtier se branche sur le port OBD du véhicule. À l'origine, ce port a été développé pour réaliser des diagnostics, principalement pour de l’après-vente et la réparation. Il s'agit donc d'un détournement de fonction que les constructeurs automobiles n'apprécient pas.
Techniquement, les boîtiers OBD sont difficiles à déployer à grande échelle car ils ne sont pas compatibles avec toutes les marques. Parfois, on trouve même des variations OBD chez une même marque. Chez certaines marques, il est difficile d’accéder au port. Les inconvénients sont donc nombreux. Cela dit, les boîtiers OBD sont moins chers que les boîtiers connectés parce que l'assuré peut - en théorie - installer le dispositif sans avoir à se rendre dans un garage partenaire. Les boîtiers OBD ne se sont donc pas installés durablement sur le marché.
Ces dernières années, c’est la technologie smartphone qui s’est imposée sur le marché. C’est principalement dû au fait qu’on trouve un smartphone dans chaque véhicule dans le monde entier. Il s'agit donc d'une solution peu coûteuse et facile à déployer à très grande échelle.
Les données de conduite collectées par les smartphones sont très complètes. Elles permettent d’analyser le comportement de conduite et même de détecter la distraction téléphonique, qui est devenu un enjeu majeur de la sécurité routière depuis une dizaine d’années.
Au besoin, les smartphones peuvent être associés à un beacon, qui est un simple émetteur Bluetooth qui peut contenir un accéléromètre.
En fait, il y a un compromis à faire entre le coût de la solution, la facilité de sa mise en œuvre - qui est un coût indirect - et le marché. Dans certains marchés spécifiques, les technologies boîtiers peuvent avoir leur raison d’être. Cependant, au vu des avantages certains en termes de déploiement et de prix de la technologie smartphone, il est plus logique pour un assureur de privilégier cette techno.
Florian : L'assurance connectée propose aux assurés de nouveaux modèles d'assurance. Je pense évidemment aux programmes de type Pay-As-You-Drive, Pay-How-You-Drive et Pay-When-You-Drive. Qu’apportent vraiment ces nouveaux modèles ?
Le Pay-As-You-Drive est un programme d'assurance au kilomètre. Le principe est simple : moins vous conduisez, moins vous payez. A l’inverse, plus vous conduisez, plus vous payez. L’assurance au kilomètre n’est pas nouveau, c’est un produit qui existe depuis un certain temps. La télématique n’est pas indispensable pour faire de l’assurance au kilomètre mais son emploi permet d’apporter une proposition de valeur plus importante notamment sur les sujets de prévention routière.
Le Pay-How-You-Drive est un programme d'assurance auto au comportement. Votre conduite est analysée. Mieux vous conduisez, moins vous payez.
Le Pay-When-You-Drive est un programme d'assurance à la minute.
Tous les produits d'assurance connectée qui jouent sur la prime d’assurance reposent sur un de ces nouveaux modèles assurantiels et sur une plus grand place accordée à la prévention routière. En effet, il est dommage de collecter des données de conduite sans les utiliser pour faire de l'assuré un meilleur conducteur. C'est le rôle de l'assureur après tout : mieux évaluer le risque routier en collectant des données, tout en fournissant aux conducteurs un outil d’amélioration de leur comportement de conduite.
Florian : Certaines tendances pourraient impacter le marché de l'assurance automobile. J'aimerais avoir ton avis sur trois d’entre elles. La première évolution que je veux aborder est le passage de la propriété au partage des véhicules. Comment te postionnes-tu sur le sujet en tant que fournisseur de télématique ?
Pour nous, c’est l’occasion d'identifier des cas d’usage de la télématique dans un contexte d’économie circulaire en plein développement. Par exemple, lorsqu’un véhicule est partagé avec d'autres personnes, le propriétaire doit avoir un moyen de vérifier si son véhicule est bien conduit. S’il est utilisé de la bonne manière. La télématique fait alors sens.
De nombreux autres cas d'utilisation existent déjà aujourd'hui pour mieux faire circuler l’information et créer de la confiance entre usagers. La télématique est notamment pertinente pour les opérateurs de mobilité qui offrent des services de location entre particuliers ou de covoiturage. Mais ce sont des opportunités à plus long terme.
Florian : Et que penses-tu du marché des flottes, en particulier pour les PME. Il me semble que c’est un marché pertinent pour la collecte de données de conduite. L'utilisateur final pourrait être plus réceptif à partager ses données, surtout si la demande vient de son employeur.
En ce qui concerne le marché des flottes, de nombreuses initiatives ont déjà été lancées. En effet, la prévention routière en entreprise est particulièrement pertinente puisque la mission des gestionnaires de flotte est de contrôler les coûts. La réduction du risque routier et le développement de l’écoconduite sont donc au cœur de leurs priorités. Chaque fois que nous avons lancé des programmes de prévention avec des flottes, nous avons obtenu de très bons résultats.
Florian : La dernière tendance que je veux aborder, tu t’en doutes, est les véhicules connectés. La plupart des nouveaux véhicules sont désormais connectés et génèrent des données qui pourraient être utiles pour faire de l'assurance connectée. Je pense notamment à Tesla qui a lancé sa propre assurance auto sous la forme d’un programme de type Pay-How-You-Drive, qui est exclusivement basée sur les données véhicules. C’est un véritable avantage concurrentiel, non ? Comment te positionnes-tu ? Est-ce une opportunité ou une menace?
J’ai suivi avec attention le lancement du produit d’assurance de Tesla. C’est un cas très intéressant car il y a eu une grosse couverture médiatique aussi bien de la part des médias spécialisés que des médias généralistes. En soi, c’est une bonne chose, ça a contribué à démocratiser l’assurance connectée auprès du grand public. C’est également le cas côté assureurs. Certains se sont posés des questions et se sont dit que si Tesla le faisait, il était peut-être temps de se tourner vers les véhicules connectés.
Cependant, les premiers résultats de Tesla en matière d'assurance ont été révélés et ils ne sont pas très bons.
De plus, il y a un biais très clair dans cette offre d’assurance : elle a été conçue comme un produit de valorisation de la fonction AutoPilot. Ce n’est pas qu’une offre d’assurance au comportement. C’est aussi un produit marketing puisque les conducteurs sont incités à déléguer la conduite au système de conduite autonome afin de réduire leur prime d’assurance auto. C’est expliqué noir sur blanc par Tesla sur leur site : la prime d’assurance est réduite en fonction du temps d’usage de la conduite autonome. C’est donc une offre d’assurance au comportement qui n’est pas neutre du tout.
En ce qui concerne les données des véhicules connectés, de nombreux experts estiment que tous les véhicules seront connectés d’ici 2030. Ils attendent le moment où ces données afflueront pour lancer un produit d'assurance connecté.
En tant que personne avec dix ans d’expérience dans le domaine des données de conduite, j’ai bien peur que ce plus compliqué que ça.
Comme je l'ai mentionné précédemment, pour lancer un produit d'assurance connecté rentable, l'accès aux données de conduite doit être abordable et la complexité technique doit être limitée. Or, ces conditions ne sont pas encore remplies pour les véhicules connectés.
En effet, pour accéder aux données de ces véhicules, il faut les acheter. Et le prix est fixé librement par les constructeurs automobiles. Et les premiers échos font état d’un prix d’acquisition de ces données extrêment élevé. C’est beaucoup plus cher que de collecter des données via un smartphone.
Concernant la complexité technique, la normalisation des données est un obstacle majeur. Les constructeurs ne collectent pas les mêmes données de la même façon et ne les partagent pas tous de la même manière. Et surtout, il y a des différences parfois au sein même d’une même marque.
Concrètement, un assureur qui souhaite lancer un programme d'assurance basé sur les données des véhicules devra se connecter à un panel de fournisseurs plutôt larges. Il y a donc une complexité technique inhérente à l’acquisition et à l’exploitation de données issues des véhicules connectés. Cela ressemble à un un véritable casse-tête pour les assureurs.
Et je ne parle même pas des problématiques liées à l’obtention du consentement de partage des données des propriétaires des véhicules connectés. Toutes ces questions ne seront pas résolus du jour au lendemain.
Récemment, dans une conférence, un responsable de Mobilisights, la filiale de Stellantis spécialisée dans les données, affirmait que tous les nouveaux véhicules seront connectés d'ici 2030. Pas avant 6 ans donc ! Et seuls les nouveaux véhicules seront connectés, soit une part minoritaire du marché. Il faudra encore une décennie - au moins - pour espérer une flotte nationale entièrement connectée. Les assureurs ont donc 20 ans devant eux avant de pouvoir peut-être exploiter les données des véhicules connectés. Le smartphone permet de lancer des initiatives connectées dès maintenant.
Florian : Je suis en phase. Attendre l’avènement des véhicules connectés ne semble pas être la meilleure stratégie. Tu parlais d’initiatives, quelles sont-elles justement ?
Le smartphone est une solution du présent et d’avenir. Comme je l'ai dit, même si tous les nouveaux véhicules seront nativement connectés en 2030, les véhicules moins récents ne le seront pas du tout. Est-il envisageable de priver les possesseur de véhicules anciens des bénéfices de l’assurance connectée comme la détection d’accident ou la prime d’assurance personnalisable ?
Les assureurs ont besoin d'une technologie qui s’adresse à tous leurs assurés, pas seulement aux assurés qui ont des voitures neuves. Et aujourd’hui, la technologie smartphone est la plus adaptée car elle est peu coûteuse, et surtout peu complexe à déployer à très grande échelle.
Et en plus, le partage d’information avec le conducteur ne peut se faire qu'à partir du smartphone. Pour qu'un produit d'assurance connectée soit pleinement adopté par les assurés, il faut une forte dose de prévention. Un dialogue entre l'assuré et l'assureur sur le risque routier. Cela ne peut se faire que par l'intermédiaire d'un smartphone.
Je tiens à rappeler que les données collectées par un smartphone sont très fiables et permettent de détecter la distraction au téléphone. Cette information ne peut être collectée que par un smartphone. Un véhicule connecté ne peut pas détecter si le conducteur est au téléphone pendant qu'il conduit. La télématique smartphone si.
Florian: Il faut vraiment envisager ces deux technologies comme complémentaires ! Il n'est pas nécessaire d'attendre que tous les véhicules soient connectés pour se lancer dans l’assurance connectée. C'est en tout cas ce que j'ai retenu de notre entretien. Merci beaucoup, Philippe, pour ton éclairage, c'est un sujet passionnant.